C’est un argument que l’on entend assez souvent de la part des militaires qui assistent à nos débats à l’issue de la projection du film the silent killer:
“On ne peut pas croire qu’un sous-marin français n’ait pas porté secours immédiatement après son accrochage avec le Bugaled Breizh. C’est un bruit qui ne peut passer inaperçu et il y a chez les marins de la Royale un code de l’honneur qui commande cette assistance. Par ailleurs, on imagine mal qu’on puisse faire taire un équipage de 80 à 120 marins !”
C’est vrai qu’il existe bien un Code de l’honneur. Un correspondant de la presse russe «couvrant» l’audience de la Cour d’appel de Rennes du 3 mars 2015, rappelait qu’aux pires heures de la guerre froide, Russes et Américains se prêtaient main forte dans de telles situations. Mais tout n’est pas si simple, notamment lorsque des sous-marins sont en jeu.
Les sous-marins ont des “oreilles d’or” et rien ne leur échappe, c’est ce que nous montrent tous les documentaires sur nos sous-marins, notamment ceux à propulsion nucléaire.Le profane peut en déduire que l’accident du Bugaled n’est pas passé inaperçu et que le nier relève de la mauvaise foi.
L’amiral Jean-Pierre Nourry qui apparait dans le film «the silent killer» apporte toutefois un témoignage troublant. Ses propos peuvent retenir notre attention puisqu’il a commandé des sous-marins classiques et nucléaires. Il a même été chef d’escadre de toute la Force stratégique de l’Atlantique.
Il arrive quand on quitte les abords de Lorient qu’on tombe dans les zones de pêche, qu’on traverse des zones où les chalutiers sont en pêche. On les évite, mais on ne sait pas ce qu’il traînent derrière et il arrive qu’on se fasse prendre dans les funes. Ça m’est arrivé 2 fois. On a entendu un grand bruit et on n’a pas réalisé que c’est un chalutier qui nous avait pêché si on peut dire. On a pensé que c’était un régleur qui avait bougé dans les ballasts. Mais ça nous a pas ému outre mesure. Par contre quand on est rentré à Lorient, alors là on a vu les dégâts !
Le Contre-Amiral Salles, désigné plusieurs fois comme expert dans l’affaire du Bugaled Breizh a consigné dans son rapport :
… Il faut noter que :
– le contact de la fune avec l’étrave du sous-marin aura été très bref – quelques secondes sinon nul car il ne peut être exclu que le sous-marin, abordant la fune par-dessus, se soit appuyé dessus sans forcément l’avoir touché avec son étrave ;
– le frottement de la fune, le long de la quille du sous-marin jusqu’à la prise de la fune sur le bord d’attaque du safran inférieur de la barre de direction aura duré une vingtaine de secondes,
– le glissement de la fune contre le bord d’attaque, jusqu’à sa libération aura duré une minute au plus.
De même faut-il rappeler que:
– la quille du sous-marin se trouve sous des compartiments techniques inoccupés la plupart du temps à l’exception, peut-être, d’un compartiment auxiliaire
– le bord d’attaque du safran inférieur de la barre de direction se trouve sur l’arrière et au-delà du compartiment propulsion qui est tout à la fois l’un des plus bruyants du bord et, pour des raisons de sécurité, inoccupé sinon lors de rondes courtes et limitées.Ainsi, mis à part les quelques secondes, certainement moins de cinq, où la fune a pu raguer à proximité du dôme sonar constituant l’étrave du sous-marin, il est probable que le bruit n’ait pas été entendu ou, dans le cas contraire, qu’il n’ait pas été reconnu.
Il faut en effet avoir en mémoire que la reconnaissance d’un bruit exige, le plus souvent une analyse mais, surtout qu’il ait auparavant été entendu par les opérateurs. Il n’y a pas de garantie que l’opérateur sonar en poste derrière l’un des sonars en ait eu la connaissance.
Ces réflexions ne remettent pas en cause l’assertion relative à l’excitation de la coque par le ragage d’une fune. Ce phénomène doit toujours exister mais la dimension des sous-marins nucléaires d’attaque actuels, leur organisation et les solutions techniques adoptées pour les rendre discrets peuvent y faire barrage :
– les matériaux habillant la coque, qu’ils soient absorbeurs de bruits ou anéchoïques, font barrières aux sons et aux bruits … dans les deux sens…
Conclusion :
De cette démonstration, il ressort que le bruit du choc de l’accrochage du câble du chalutier :
– a été bref
– s’est produit sur une partie de la coque du sous-marin où il avait le moins de chance d’être entendu
– qu’il n’a pas nécessairement été identifié par les spécialistes du bord.
Il ne faut pas voir les 80 à 120 membres de l’équipage d’un sous-marin comme formant un corps homogène, parfaitement capable de savoir ce qui se passe à bord et d’en discuter entre eux. Chacun a sa tache et les seuls pouvant interpréter les divers bruits qui se produisent sont évidemment ceux qui sont aux postes d’opérateurs sonar.
Qu’ils “se taisent” ne relève donc pas nécessairement de pressions exercées de la part des autorités, mais sans doute de leur ignorance de ce qui s’est passé.
Toutefois, un sous-marinier présent à l’une de nos séances, nous a affirmé que dans une autre affaire, lui et ses camarades avaient reçu des consignes strictes et devaient observer le précepte en cas d’accident :
“Rien ne doit sortir de la coque”
Peau de tambour ou univers de coton ?
Le 1er juin 2007, le Contre-Amiral Salles concluait dans son rapport :
Il est difficilement concevable que le bruit du raguage de la fune ne soit pas entendue à bord, une coque de sous-marin excitée par le frottement résonnant alors comme une peau de tambour.
Pourtant, le 31 mars 2010, il nous donnait cette autre version :
C’est probablement dans le cadre d’une mission de surveillance préparatoire à un transport de plutonium devant se dérouler quelques mois plus tard, qu’un sous-marin américain :
– patrouillait en Manche le 15 janvier 2004 en matinée
– y a accroché une fune du chalutier, peut-être sans en avoir eu conscience
– n’a sans doute pas eu conscience du naufrage
Comment expliquer une telle contradiction ?
C’est tout simplement qu’entre les deux affirmations, l’expert a exposé sa conviction qu’un sous-marin américain aurait pu être présent en Manche le 15 janvier 2004 et qu’il aurait pu accocher le Bugaled Breizh.
Pour ne pas fâcher nos Alliés qui auraient pu réagir vigoureusement qu’on les accuse d’avoir pris la fuite, il était donc prudent de supposer que l’équipage du sous-marin n’avait pas eu conscience de l’accident.
Voici des expertises qui posent plus de questions qu’elles n’en résolvent !