article de Jacques Losay paru dans la revue «Pêche et développement «
La présentation au Sénat le 31 janvier 2013 du film he silent killer et les résultats de deux expertises reçues quelques jours avant la projection ont une nouvelle fois mis en lumière l’affaire du naufrage du Bugaled Breizh qui vient de franchir son 9e anniversaire. Jacques Losay, le réalisateur, s’interroge sur le crédit accordé aux témoignages des pêcheurs dans les affaires judiciaires dont ils ont à souffrir.
Le 15 janvier 2004 Yves Gloaguen, patron du Bugaled Breizh, chalutier de Loctudy, pêche au large du Cap Lizard sur la côte sud de la Cornouaille britannique. A 12 h 25, sa voix, angoissée, se fait entendre sur la VHF de Serge Cossec, à bord de l’Eridan avec lequel il faisait route quelques heures auparavant.
-Serge viens vite, on chavire ! Fais vite, on chavire
-qu’est-ce qui t’arrive ?
–viens vite, on chavire !
–donne-moi ta position
–49° 42 Nord, 5° 10 Ouest
– largue les bombards, on arrive.
Serge Cossec, vire son chalut en hâte et met le cap sur la position indiquée, non sans envoyer à 12h 36 un message sur son Immarsat-C, au cas où la balise de détresse automatique du Bugaled Breizh ne se déclencherait pas. Il appelle également le Cross-Cap Gris nez qui coordonne les secours pour toute la Manche. Pendant la conversation, il remarque et signale qu’un hélicoptère le survole. L’officier de quart lui répond :
– s’il y a un hélico, c’est que Falmouth est déjà au courant. Falmouth est le Centre de secours britannique qui couvre la zone.
La position recueillie par Serge Cossec est celle retenue officiellement par les Juges de Quimper. C’est pratiquement la seule déclaration émanant de pêcheurs qui ne sera pas contestée. En revanche, on ne prêtera aucune attention à l’hélicoptère signalé par Serge Cossec. Pourtant, sa présence est insolite : il n’appartient pas à la flotte des Coast Guards qui à cet instant précis n’a encore fait décoller aucun appareil. Il est rouge et gris et porte une «boule noire» qui selon Charles Hattersley, expert ancien sous-marinier établi à Plymouth, est un sonar aéroporté, destiné à être plongé en mer au bout d’un câble. C’est l’indice qu’un exercice en Manche est en cours. André Firmin et Frédéric Stéphan, équipiers de l’Eridan, ont beau corroborer les dires de leur patron, la question est éludée. La thèse officielle est en effet qu’une manouvre navale est bien prévue, l’ASWEX04, mais celle-ci ne débutera que le 16, le lendemain du naufrage.
Pourtant le 15, un sous-marin est bien visible. Ken Thomas, patron du Silver Dawn, chalutier anglais, raconte :
– nous étions en route pour porter secours au Bugaled Breizh depuis une dizaine de minutes quand nous avons vu un écho apparaître sur le radar à moins d’un mile. Cela nous est apparu très étrange, on ne l’avait pas remarqué auparavant.
Un point qui s’affiche soudainement sur les radars, sans aucune trace derrière lui, ce ne peut être qu’un sous-marin.
– D’ailleurs juste après, nous avons été contactés par un sous-marin qui nous a demandé de nous écarter de sa route. Nous lui avons répondu que nous allions sur un bateau en détresse et que nous ne pouvions pas changer de cap. Il nous a répondu qu’il allait sur la même alerte et ça été la fin de la communication.
C’est le Dolfjin, sous-marin hollandais qui émerge ainsi. Mais son commandant déclarera dans sa déposition qu’il n’a rencontré personne ce jour-là et qu’il était en surface depuis le début de la matinée – écartant ainsi tout soupçon d’accrochage du Bugaled Breizh en plongée. Mais Ken Thomas est catégorique :
– il nous a vus, il a même demandé qu’on change de cap. Je suis formel !
Qui croire ? Le commandant ou le pêcheur ? Qui a intérêt à mentir ?
Le peu de considération à l’égard des pêcheurs s’illustre dans la sinistre manipulation montée autour du Seattle Trader, ce vraquier désigné très vite comme coupable du naufrage. Les images rapportées par la caméra sous-marine de l’Andromède, mise à disposition par la Marine, montrent un enfoncement de la coque. Le Procureur Esch en déduit que «le Bugaled Breizh a été abordé par un très gros navire type porte-conteneurs». Or les dernières paroles d’Yves Gloaguen font douter d’une conclusion aussi rapide. «on chavire» dit-il. Peut-on imaginer qu’un marin qui vient d’être percuté par un navire de 212 mètres et 38 818 tonnes se contente de cette expression vague ? Ne dirait-il pas plutôt «on a été abordé, on coule». On ne s’étonne pas plus que Serge Cossec n’ait enregistré aucun écho radar révélant le passage d’un gros navire dans les parages. A dire vrai la thèse du «voyou des mers» poursuivi pendant des mois jusqu’en Chine a un rôle à jouer : celui de gagner du temps. Pendant les 5 mois de cette traque inutile, des preuves matérielles se détériorent – comme les traces de titane relevées sur les funes qui seront jugées «non significatives» en janvier 2013 – des témoignages disparaissent ou perdent en crédibilité.
L’accueil réservé aux témoignages de MM Moan et Claquin est particulièrement éclairant. Ces deux patrons pêcheurs s’étaient présentés le 18 mars 2005, plus d’un an après le naufrage pour témoigner avoir vu, six jours après le drame, dans l’ouest-nord-ouest des îles Silly, plusieurs navires militaires et un hélicoptère escortant à très faible allure un sous-marin. La Cour a alors l’idée d’examiner les données astronomiques et météorologiques régnant le 21 janvier 2004. Elle note que lors de l’observation, «à savoir 21 heures, la nuit était pratiquement noire car on se situait près de 4 heures après le coucher du soleil et 4 heures avant le lever de la lune.» donc « que l’heure de la rencontre était défavorable à la reconnaissance visuelle de silhouette.». On peut se demander ce que faisaient ces pêcheurs imprudents pour s’aventurer dans cet univers noir et hostile ! Mais la conclusion est pire encore dans l’expression du mépris : « Considérant qu’alors que le témoignage dont il est fait état n’a pas été porté directement et rapidement à la connaissance des autorités d’enquête puisqu’il a été révélé aux familles plus d’un an après l’événement qu’il décrit, il ne paraît pas utile à la recherche des causes du naufrage du Bugaled Breizh de poursuivre les investigations. » La Justice invoque donc le délai écoulé pour mettre en doute la fiabilité des témoignages des pêcheurs. Mais pourquoi ceux-ci seraient-ils venus témoigner plus tôt, puisque pendant des mois la piste d’un sous-marin était occultée au profit de la chasse au cargo voyou ? On voit ici l’intérêt du leurre lancé avec le Seattle Trader ! Il y avait dans le Droit romain l’adage : « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude pour s’exonérer de ses obligations » On voit qu’ici la règle a été délibérément transgressée.
Les sous-marins ne manquent pas en Manche ce jeudi 15 janvier 2004, si on en croit les déclarations recueillies par la gendarmerie maritime. Elles émanent des patrons de quelque vingt-deux chalutiers, parmi lesquels le Lériant, l’Ecume des jours, le Boréal, l’Azur, le Sagittaire, le Breizh Arvor2. Il n’en a été tenu aucun compte, la position officielle étant de nier l’existence de tout exercice ce jour-là. Il a fallu la perspicacité du journaliste Laurent Richard pour découvrir, lors d’une visite au Centre de secours de Falmouth, la «Thursday war», la «guerre du jeudi», que l’Amiral Mérer, Préfet de l’Atlantique, prétendra ensuite connue de tous. «Elle a lieu tous les jeudis, tout le monde le sait sur nos côtes. Il n’y a que les enquêteurs pour ne pas être au courant».
Dans une affaire semblable, la Royal Navy s’est montrée particulièrement cynique à l’égard de pêcheurs irlandais. Dans le port de Coverhead, au nord de Dublin, l’histoire de Raymond Mac Voy a marqué tous les esprits. Le 19 avril 1982, son chalutier le Sharelga recule pendant près de 20 minutes. Il ne peut manoeuvrer, la mer s’engouffre par l’arrière.
– le bateau s’est couché sur le côté et a fini par se retourner. Il est resté comme ça et les marins essayaient de s’agripper à la coque, certains ne savaient pas nager
Raymond est alors certain d’avoir un sous-marin dans ses filets, mais à aucun moment le submersible ne se manifeste.
– ils nous ont laissés comme ça dans l’eau. Si ça avait été la nuit, nous y serions tous passés, c’est sûr
Le bateau de pêche finit par sombrer. Les 5 hommes se débattent dans l’eau glacée de la mer d’Irlande. Ils n’auront la vie sauve que grâce à d’autres pêcheurs qui naviguaient à proximité.
– Apparemment ils se moquaient bien du sort de l’équipage. Avec tout leur matériel sophistiqué, ils ont bien dû de rendre compte de ce qui s’était passé.
– Comment pouvez-vous expliquer ça ?
– Ce sont des militaires. des militaires d’un côté et 5 pêcheurs irlandais de l’autre
– Ça ne compte pas ?
– Non pas vraiment, sinon ils auraient fait surface, non ?
Devant l’insistance des pêcheurs, le Premier Ministre irlandais ordonne une enquête. La Marine anglaise organise souvent des exercices militaires dans la zone, mais le lendemain du drame le Ministre de la Défense britannique est clair :
« nous n’avons aucun navire sur la zone et de toute façon nous ne communiquons pas sur la position de nos navires »
Mais coup de théâtre, 2 semaines plus tard, un navire militaire irlandais récupère le chalut. On constate alors que les câbles ont été coupés nets, sous l’eau. Les plongeurs du sous-marin les ont cisaillé pour libérer le submersible. Autre preuve accablante : un amateur a pris une photo du sous-marin HMS Porpoise dans les parages quelque temps avant le drame. Il faudra quand même 4 ans de négociations pour que les Anglais acceptent enfin d’indemniser la famille Mc Voy.
En France, Elie Percelay est également victime d’un accident similaire : il est «remorqué» en marche arrière pendant près d’une heure. Le sous-marin finit par faire surface et ses plongeurs le débarrassent de tout le matériel de pêche qui l’encombre. Elie est finalement indemnisé. Mais comble de malchance, 7 ans plus tard, nouvel accrochage. Cette fois il fait nuit et le temps est mauvais.
– on a eu la peur de notre vie. si le câble n’avait pas cassé, on allait au fond, c’est clair et net
Elie est persuadé d’avoir à nouveau pris un sous-marin. Cette nuit là, le Morse est d’ailleurs en mission dans le secteur et rentre à Lorient pour une inspection en urgence.
– – le commandant n’a pas voulu le reconnaître, il a dit «non, vous n’avez pas touché le sous-marin, vous avez croché dans une épave». Je sais ce qu’est une croche. je navigue depuis mes 24 ans comme patron, alors faut pas me raconter des conneries. La Marine n’a rien voulu savoir. C’est le pot de terre contre le pot de fer.
Ces histoires de croches sont très en vogue pour rejeter les accusations des pêcheurs. Dans l’affaire du Bugaled Breizh, le BEA-mer (Bureau Enquêtes Accidents) a même inventé le concept de «croche molle». En novembre 2006, les familles sont convoquées au Tribunal de Quimper pour prendre connaissance du rapport de cet organisme qui avait déjà lancé les enquêteurs sur la fausse piste du Seattle Trader. Cette fois il s’est surpassé : le Bugaled Breizh a coulé parce que son chalut a croché le sable ! Dans tous les ports de pêche de France et de Grande Bretagne les professionnels s’esclaffent, mais surtout s’indignent. Une «croche» ça existe, ça peut toujours se produire, mais il faut que le chalut rencontre un obstacle dur, une roche, une épave. Or les fonds où le Bugaled Breizh a coulé sont parfaitement plats et lisses. D’ailleurs, les experts qui avaient visionné le film de l’épave n’avaient décelé «aucun indice de croche». De toute façon, en cas de croche, tout patron sait ce qu’il faut faire, débrayer les treuils et ralentir l’allure. La parade doit être rapide, mais l’équipage a le temps de réagir. On imagine mal enfin le sable animé soudain de cette fameuse «force exogène sous-marine» responsable selon les précédents experts de l’entraîne-ment du bateau au fond. MM Georges et Théret d’IFREMER, démontrent l’inanité de cette thèse, mais les pêcheurs conservent de cet épisode le sentiment qu’on les prend pour des imbéciles.
On a également mis en doute les capacités de l’équipage et mis en cause Michel Douce, l’armateur, accusé d’avoir coulé inconsidérément du béton dans les fonds. On a aussi tenté de démontrer le mauvais état du bateau : défauts des faisceaux électriques, des balises, des radeaux de sauvetage, des portes. Tout a été examiné à charge.
On a enfin considéré comme fantaisistes les témoignages des divers pêcheurs qui ont participé à la récupération des canots de sauvetage. Le chalutier en possédait deux de couleur orange. Mais le premier aperçu est rouge, sans marquage et vide. Un militaire anglais descend d’un hélicoptère au bout d’un câble pour le crever et le couler, «pour ne pas déclencher de nouvelles recherches», affirmant que c’est la procédure habituelle. Un autre est bientôt retrouvé, ainsi qu’un corps à proximité. Cette fois, il est orange et porte les lettres BGB (Bugaled Breizh). Le chalutier Hermine le monte à son bord. Enfin plusieurs mois plus tard, dans l’épave du Bugaled Breizh renflouée, on découvre le deuxième radeau orange. D’où vient donc ce radeau rouge en surplus ? On peut penser raisonnablement qu’il a été mis à l’eau par l’hélicoptère présent sur les lieux, en vue de recueillir d’éventuels survivants ou par tout autre bâtiment militaire en exercice et témoin du drame. Mais cette hypothèse a été balayée, préférant soutenir que les pêcheurs se sont trompés dans leur décompte et qu’ils ont pu confondre orange et rouge ! Pour des gens qui ont passé des années à s’user les yeux à scruter les moindres nuances et variations de la mer et du ciel, peut-on imaginer pire injure ?
Le Code Napoléon dans sa première rédaction stipulait : « le maître est cru sur son affirmation, le serviteur doit en faire la preuve ». Si l’article a été aboli en 1868, il semble qu’il en reste quelque trace dans le domaine maritime à l’encontre du pêcheur, dont l’irremplaçable expérience de la mer est rarement prise en considération.